mercredi 19 mai 2010

où l'on (re)découvre que le XVIème siècle n'est pas si lointain

Un petit texte re-découvert il y a peu, extrait de l'Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil, de Jean de Léry.

Jean de Léry passe presque un an accueilli dans une communauté Tupinambá en 1557, suite au désastre d'une tentative d'implantation d'une colonie française sur la côte brésilienne. En 1578, il publie un livre décrivant son voyage, ses découvertes, sa vie chez les Tupinambá (Toüoupinambaoults).

Et au milieu de tout cela, une conversation avec un vieil indigène que je ne me lasse pas de relire.


" Au reste, parce que nos Toüoupinambaoults sont fort ébahis de voir les Français et autres des pays lointains prendre tant de peine d’aller quérir leur Arabotan, c’est-à-dire, bois de Brésil, il y eut une fois un vieillard d’entre eux, qui sur cela me fit telle demande :

"Que veut dire que vous autres Mairs et Peros, c’est-à-dire Français et Portugais, veniez de si loin quérir du bois pour vous chauffer ? n’en y a-t-il point en votre pays ?"

A quoi lui ayant répondu que oui, et en grande quantité, mais non pas de telles sortes que les leurs, ni même du bois de Brésil, lequel nous ne brûlions pas comme il pensait, mais (comme eux-mêmes en usaient pour rougir leurs cordons de coton, plumages et autres choses) les nôtres l’emmenaient pour faire de la teinture, il me répliqua soudain :

"Voire, mais vous en faut-il tant ?"
- Oui, lui dis-je, car (en lui faisant trouver bon) y ayant tel marchand en notre pays qui a plus de frises et de draps rouges, voire même (m’accommodant toujours à lui parler des choses qui lui étaient connues) de couteaux, ciseaux, miroirs et autres marchandises que vous n’avez jamais vues par deçà, un tel seul achètera tout le bois de Brésil dont plusieurs navires s’en retournent chargés de ton pays.
- Ha, ha, dit mon sauvage, tu me contes merveilles."

Puis ayant bien retenu ce que je lui venais de dire, m’interrogeant plus outre dit, "Mais cet homme tant riche dont tu me parles, ne meurt-il point ?
- Si fait, si fait, lui dis-je, aussi bien que les autres."

Sur quoi, comme ils sont aussi grands discoureurs, et poursuivent fort bien un propos jusqu’au bout, il me demanda derechef,
"Et quand donc il est mort, à qui est tout le bien qu’il laisse ?
- A ses enfants, s’il en a, et à défaut d’iceux à ses frères, sœurs, ou plus prochains parents.

- Vraiment, dit lors mon vieillard (lequel comme vous jugerez n’était nullement lourdaud) à cette heure connais-je que vous autres Mairs, c’est-à-dire Français, êtes de grands fols : car vous faut-il tant travailler à passer la mer, sur laquelle (comme vous nous dites étant arrivés par-deçà) vous endurez tant de maux, pour amasser des richesses ou à vos enfants ou à ceux qui survivent après vous ? La terre qui vous a nourris n’est-elle pas aussi suffisante pour les nourrir ? Nous avons (ajouta-t-il) des parents et des enfants, lesquels, comme tu vois, nous aimons et chérissons ; mais parce que nous nous assurons qu’après notre mort la terre qui nous a nourri les nourrira, sans nous en soucier plus avant nous nous reposons sur cela."

Voilà sommairement et au vrai le discours que j’ai oui de la propre bouche d’un pauvre sauvage américain. Partant outre que cette nation, que nous estimons barbare, se moque de bonne grâce de ceux qui au danger de leur vie passent la mer pour aller quérir du bois de Brésil afin de s’enrichir, encore y a-t-il que quelque aveugle qu’elle soit, attribuant plus à nature et à la fertilité de la terre que nous ne faisons à la puissance et à la providence de Dieu, elle se lèvera au jugement contre les rapineurs, portant le titre de Chrétiens, desquels la terre de par-deçà est aussi remplie, que leur pays en est vide, quant à ses naturels habitants. Par quoi suivant ce que j’ai dit ailleurs, que les Toüoupinambaoults haïssent mortellement les avaricieux, plût à Dieu qu’à fin qu’ils servissent déjà de démons et de furies pour tourmenter nos gouffres insatiables, qui n’ayant jamais assez ne font ici que sucer le sang et la moelle des autres, il fussent tous confinés parmi eux. Il fallait qu’à notre grande honte, et pour justifier nos sauvages du peu de soin qu’ils ont des choses de ce monde, je fisse cette digression en leur faveur."


On ajoutera pour le contexte que les Portugais, et en général les Européens ont tant exploité le bois-brésil, que l'arbre a quasiment disparu au XIXème. On m'a raconté que ce serait parce qu'il s'en trouvait quelques uns subsistant dans des zones encore reculées que l'on a pu en replanter et que l'espèce subsiste aujourd'hui. En règle générale, conséquence de la surexploitation du bois et de la déforestation concomitante, il ne reste aujourd'hui que l'équivalent de 3% de la mata atlântica (forêt atlantique) telle qu'elle existait le long du littoral brésilien et vers l'intérieur des terres vers 1500. Et aujourd'hui, en Amazonie et ailleurs, ça continue (quasi) comme en (15)40.

Mais ça c'est somme toute anecdotique. On ne parle pas ici 'seulement' de couper ou non des arbres, de détruire ou non des forêts, mais de la relation d'une société au monde. Le décalage entre ces deux visions du monde persiste lui aussi, quasiment en l'état. C'est une discussion que j'ai eue il y a quelques mois, justement avec une Tupinambá, et je m'en suis souvenue en relisant ce texte. On parlait de l'insertion de l'homme ou d'une société humaine dans le monde, des temporalités radicalement différentes entre les sociétés indigènes (peut-être les sociétés traditionnelles) et la société occidentale, des liens à la terre, de la conception qu'on en a, de la "terre"...

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